De Fazil : "Un moment politique s’avance ..."

Publié le par DEMS/MF

Un texte nous avait fait grande impression dans les tous premiers jours de la lutte. Votre serviteur a du le lire à plusieurs reprises, et ne vous dira pas ici ses remarques, sauf celle-ci : une jeunesse qui écrit ainsi sera redoutable à l'ordre établi, aux sécurités intérieures et extérieures. Et cette autre : pendant que d'autres vont à la place, il y en a qui savent aller à la chasse.

Cet espace qui nous incombe …

 
 

« Et il vient un moment où ce qui a été lié aspire à se délier, et la forme trop précise à rentrer dans l’indistinction. Et quand l’heure est venue, j’appelle cela une chose désirable et bonne. »

J.Gracq, Le rivage des Syrtes

 
 

La Catastrophe est là, implacable, d’une pesanteur étouffante. Trônant en plein cœur de l’expérience fondamentale que nous faisons du monde, l’évidence marchande s’est comme insérée en chaque pli de l’existence. Chaque détail de nos vies y ramène sans remède et les souffrances et les angoisses, sous l’effet de sa poussée, ravagent en nous-mêmes ce qu’il y a de plus essentiel. Ce n’est pas tant qu’elle demeure dans le rapport qui lie symboliquement, à la surface des consciences, un homme à un autre, mais plutôt en tant que programme d’une modernité dont l’accomplissement submerge l’épaisseur du sensible, le détermine, et impose avec obstination le triomphe de la séparation généralisée entre les hommes. C’est alors qu’il faut se déprendre dans la lutte ou se laisser périr sous les masques terribles du néant.

 

NOTE I :  Toute lutte a pour objet l’espace, c’est-à-dire que l’espace, par sa simple composition physique, porte en lui un sens et une consistance immédiatement politiques. Et c’est précisément en cela qu’il se voit quadrillé et conjuré, aplati et dévoré, par tous les dispositifs de neutralisation, de dépossession et de régulation continue de ce qui gît en son fond de sensiblement politique. Ce qui est en jeu dans une lutte, ce n’est jamais la caractérisation nue d’un ennemi mais la distribution spatio-temporelle à partir d’un cadre normatif des niveaux et des tranches de la vie, de nos vies, qu’il opère.

 

NOTE II : L’espace de la lutte n’est jamais la somme inerte de tout ce qui se tient en lui. Il n’est pas la couche vide des choses et des êtres qui viendraient le remplir de l’extérieur. Il est ce qui se forme et se renforce en lui, les déséquilibres denses qui s’y révèlent, les proliférations offensives qui y pénètrent, tout ce qui lie organiquement les êtres qui le peuplent à leurs multiples virtualités. Avant que d’être un lieu, il est l’avoir-lieu de quelque chose d’insaisissable qui se rend actuel et se dispose à la libération des espaces, à la construction de contre-espaces.

 

NOTE III : Ce qu’il y a de réel en l’espace de la lutte, de plus réel que jamais, ce sont les redoutables circulations des corps, des gestes, des affects qu’il met en jeu et condense, de manière toujours informelle, en machines de guerre*. Sa composante proprement politique s’éprouve à mesure que s’ intensifie, que se solidifie ce qui l’agite, dans la mise en acte des puissances, dans la conversion des virtualités en force active,  dans le brouillage des frontières données entre vie et forme de vie. 

 

NOTE IV : La lutte, dans le pouvoir qu’elle a de déployer une situation singulière et de donner lieu à un dérèglement des conditions de normalité de la réalité, vise à tracer les lignes de son propre espace. La liberté du jeu tragique qu’elle amène lui donne et lui assure l’expérience et la science d’une opacité conspiratrice, d’une hostilité destructrice. Elle crée en son sein ce quelque chose qui a lieu, qui est de l’ordre de l’impossible événement et qui, dans le jeu inattendu qu’il fonde entre ceux qui sont là, se met en contact avec sa propre puissance.

 

NOTE V : Dans l’abrupte suspension des régularités et des ensembles qu’elle produit, la lutte découpe dans les mailles du système une cartographie de l’offensive et restaure parmi ceux qui luttent, ceux qui sont à eux-mêmes ce pourquoi ils luttent, l’élément du Commun.

 

Note VI : La lutte se tient tout en elle-même, nous tient tout en elle-même, nous arrachant à-nous-mêmes dans un décentrement infernal, nous édifiant contre nous-mêmes en tant que corps assignables et sujets identifiables. Dans le mouvement de chaque lutte, il n’y a plus d’étudiant, de professeur, ni même plus d’homme, cette figure rabougrie et dépassée,  il y a cette autre chose qui reste à inventer collectivement.

 

NOTE VII : Dans l’espace de la lutte, il s’agit toujours du durcissement local d’une présence qui monte, monte et s’étend sans limite, face à ce qui nous possède et se masse contre nos propres devenirs. Les corps cassent les rouages prescrits, se rencontrent à la limite de leur corporéité, réapprennent l’allure des corps dans l’espace, en deçà des savants dispositifs de reconnaissance et d’identification, en une nouvelle unité du monde et du sens des actes, dans les actes eux-mêmes. Nous apprenons à détraquer les dispositifs de pouvoir, à démasquer leurs opérations, dans ce qu’ils font, dans ce qu’ils nous font collectivement.

 

NOTE VIII : Ce que dément la lutte, ce qu’elle déjoue férocement, c’est la contradiction entre les possibilités de la vie et la vie elle-même, la négation de ces possibilités dans la vie même. La vérité de la lutte se situe au moment même de la lutte, au moment où elle surgit. Elle n’admet nulle position d’extériorité (syndicats, médias...) qui, cherchant à la canaliser et ce faisant à la contrôler, la coupe de ses potentialités effectives et finit par la trahir.

 

NOTE IX: Tout affrontement requiert d’être pensé stratégiquement afin d’y distinguer les lignes de forces actives et d’en ressaisir les puissances d’élaboration. Penser sa diffusion comme asymétrique, complexe, perfide, pour jouir d’une disposition à l’inouï, à l’inattendu, à ce qui à même le présent vient comme saturer la réalité d’un moment de vie collective. C’est, dans la recréation de plans d’effectivité sensible, commencer par rendre problématiques et vertigineuses les évidences, les raisons, les pratiques qui nous constituent en silence et qui font « l’amère tyrannie de nos vies quotidiennes »(Foucault)

 

NOTE X : Dans une intelligence stratégique et collective des évènements, de ceux qui pensent encore ce qu’ils font et pourquoi ils le font, se noue la rupture des chaînes des causalités et des déterminismes bien réglés.  

 

NOTE XI : Dans le pli soudain qu’elle établit entre lignes de fuite et lignes de rupture, la lutte est la disqualification d’un espace et l’agencement de ce même espace sous d’autres modalités, selon d’autres expérimentations. Elle se déplace en tout sens, régime de forces et de flux, se reconnecte à tout va, à des espaces d’immédiateté et d’ouverture, fluidifiés par des processus d’émergence et de création collective. Dans la dynamique d’un chaos grandissant, la lutte pose sa propre légitimité, renvoie à elle-même, à sa disponibilité totale à faire monde, à faire événement. A l’état libre et sauvage.

 

NOTE XII : Habité par la chaleur des corps, peuplé par les intenses conductions entre ces corps, l’espace de la lutte peut alors être assumé, l’espace peut alors se faire lieu, lieu d’un litige politique.

 

Note XII bis : La vigueur d’une lutte ne tient pas au dehors substantiel qu’elle parvient à faire consister mais plutôt aux variations dans les régimes de fonctionnement qu’elle insinue, aux remous d’intensités dans les systèmes d’équilibre qu’elle répercute, à toutes ces fluctuations d’affects, ces amplifications de désirs qui viennent excéder localement chaque structure d’atténuation, chaque dispositif de contrôle, chaque organe de capture.

 

Note XIII : L’espace de lutte n’a pas de texture, il est à lui-même sa propre texture, en tant qu’il est lié à des présences inopinées, à des évènements intempestifs, à une multiplicité de devenirs instantanés.

 

NOTE XIV : L’espace de la lutte est le lieu de ceux qui sont sans lieu, pour se dire et se faire entendre, le lieu de ceux qui se dressent là où on ne les prévoit pas, qui désertent là où ils ne veulent plus croupir. C’est le lieu des infâmes, des ingouvernables, qui altère tout à fait les champs du visible et de l’énonçable, dans ce qui les fonde et dans ce qu’ils fondent. Et cela dans une tension radicale de la pensée et de la geste politique comme une multiplication croissante, mobile, positive des domaines et des usages de l’activité politique.

 

NOTE XV: Un moment politique s’avance. Il nous parle de ce que nous pourrions être et qu’il ne tient qu’à nous de reconquérir sur l’absence et l’étrangeté à soi, sur la gestion marchande du tissu éthique, sur leur probable approfondissement : « Excéder, pulvériser les dispositifs. Puis, dans le même élan, retrouvant les souffles des corps qui s’agrègent, éprouver l’espace de la lutte comme pure adhérence à soi, à sa propre irréductibilité, habiter pleinement cet espace comme lieu d’indistinction et d’imprévisibilité et faire l’expérience du quelconque, d’une espèce de goût pour l’anonymat politique et les avancées souterraines. Accroître les lieux d’expérimentations sans retour, se donner les moyens de les amplifier et de les préserver. Mettre en contact ces lieux, qui sont déjà en présence, chaque fois que les corps se mettent en rapport, se mobilisent dans une familiarité contagieuse, dans l’assomption des mondes de vérité qu’ils engagent en leurs bases. Porter à son point ultime, à même les temps, les espaces et les réalités, à même les paroles, les regards et les gestes, le besoin extrême de vivre et de lutter, de penser et d’étudier, d’aimer et de se lier, de mettre en commun les rêves et les projets, de rapprocher entre eux les corps sans nom et les voix les plus lointaines ». Telle pourrait être la communauté qui vient, communauté d’un certain partage des fulgurances, d’un certain art des proximités.

 
 
 

Fazil, le 4 Novembre 2007, dans le cours de la lutte. 

 
 

* Cf. Guattari et Deleuze, Mille Plateaux. Une machine de guerre n’a pas spécifiquement pour objet la guerre en tant que telle mais bien la caractérisation d’un espace qu’elle invente, qu’elle place sous un régime de vitesse, de mouvement, d’intensité créative, un espace ouvert, susceptible de croître en tout sens, de se mettre en rapport avec de multiples processus d’expérimentation et de composition ( corps, forces, vecteurs, gestes, affects, énergies, identités, devenirs, temporalités…)  




Publié dans Textes d'automne 2007

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B
"La question n'est pas de savoir que les gens vivent plus ou moins pauvrement mais toujours d'une manière qui leur échappe" Guy Debord
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A
Questions (non-hostiles):<br /> Au risque, une nouvelle fois, de me faire moucher...Du fait de la qualité indéniable de ce texte, se posant comme la juste extension des nombreuses thèses jalonnant "L'introduction à la guerre civile", et ce, hormis le devenir bidasse qu'elles supposent et l'élan de prédation propre aux projets expansionnistes de toutes sortes (à laquelle l'évidence marchande est fièvreusement acquise), il y a certes pleine nécessité à se ré-approprier l'espace, non réduit à la qualité dont il serait l'espace, mais telle la condition subjective et sensible à la réception des objets de sens externes (ce contre quoi s'érige tout en l'avalisant la note 2). Ce quant à soi nous signifiant une présence auprès de soi d'une subjectivité qui nous est extérieure...Et cette subjectivité là qu'elle est son lieu ? Sinon celui du devenir autre que soi (et non pas nécessairement du devenir à son encontre)?...Ainsi cet espace de lutte de tous avec tous, en lequel "Je" serait indéniablement autre du fait de l'apparente indistinction qui y règne... Que porte-t-il en lui qui nous garantisse de n'être passé au crible de ses évaluations , de ses critères et de ses normes (quand bien même ceux-ci serait l'exact pendant (en négatif ou positif) de ceux existants en dehors de cet espace) ?...
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